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    Générosité



    Monsieur Dargaud a une cinquantaine d'années, un peu moins peut-être. Il est resté gravement handicapé à la suite d'un accident et cloué sur un fauteuil roulant qu'il utilise à merveille. Il est d'un optimisme qui fait plaisir à voir... Sa joie de vivre malgré tout vient en grande partie de l'abnégation de sa jeune soeur qui s'occupe de lui avec un dévouement sans limite.
    Avant son accident, M. Dargaud était un fervent amateur d'équitation et  un excellent cavalier.
    La famille est sinon riche, du moins assez largement aisée pour envisager sereinement l'avenir. Grâce à un héritage récent, Monsieur Dargaud compte bien renouer avec son ancienne passion. A un niveau très différent, bien sûr. Il a des projets grandioses...
    Créer une véritable entreprise qui emploiera en priorité les gens du pays... Il ne doute de rien :  pension pour chevaux de course, entraînement, installation de pistes, d'un manège... élevage, de poneys et même d'ânes pour les loisirs des enfants...
    Beaucoup d'ambition !
    Il faut avant tout trouver un terrain et si possible des bâtiments en assez bon état.
    Dans le village voisin deux soeurs veulent vendre la propriété héritée de leurs parents...
    L'une d'elle doit s'occuper de sa fille sans travail, abandonnée par son mari  avec trois jeunes enfants. Elle a donc de gros besoins d' argent.
    La vente de quelques grands champs et de granges arrangerait bien ses affaires.
    Sa soeur, retraitée aimerait bien pouvoir s'offrir enfin les voyages dont elle a toujours rêvé...
    La propriété n'est pas très importante, une quarantaine d'hectares dans la plaine et les vallons, beaucoup de bois...
    Monsieur Dargaud et les deux femmes concluent assez rapidement une transaction : une belle grange très facilement aménageable et un très grand verger attenant...
    De quoi commencer... modestement peut-être mais suffisamment pour une maison d'habitation et pour tenter une première expérience.
    Transformer la grange ne devrait pas poser de problème.  Mais il n'existe qu'une seule fenêtre très basse sur la façade bien orientée vers le verger. Deux murs touchent les bâtiments voisins et le dernier côté donne sur une route assez passante. Il faut donc agrandir la fenêtre existante et créer de nouvelles ouvertures.
    Or il se trouve qu'entre le verger et le bâtiment il y a une étroite bande de terre à l'abandon, un ancien jardin, appartenant au voisin. Il n'y a pas une distance suffisante d'après le règlement pour permettre  une telle modification... Monsieur Dargaud connaissait la situation quand il a acheté.
    Mais  il y a une solution, il a proposé d'échanger ce petit bout de terrain contre un bon morceau du verger...
    Dans un premier temps cet arrangement est accepté. Monsieur Dargaud, confiant, s'est contenté de la parole donnée.
    Quand il s'agit de prendre rendez-vous chez le notaire, terminé, plus d'accord, refus total, définitif...
    Aucune raison n'est évoquée... Monsieur Dargaud a quelques soupçons au sujet d'un habitant du village qui ne l'aime pas et qui aurait eu une certaine influence... 
    Profondément déçu, il décide de revendre et  y perd de l'argent...
    L'échange prévu se fera un peu plus tard mais avec le nouvel acheteur...
    Les deux soeurs projettent alors de vendre une belle grange et  un grand terrain, entouré de bois, arrosé par un petit ruisseau,  mais éloigné du village et d'un accès difficile. Monsieur Dargaud, enchanté, propose à la mairie de financer lui-même en grande partie les travaux nécessaires pour rendre le chemin praticable. Il obtient facilement l'accord du maire.
    Monsieur Dargaud est emballé et tire déjà des plans sur la comète...
    Mais ce terrain est en principe travaillé par un fermier, sans contrat écrit, et qui laisse tout à l'abandon... Contacté par les proprétaires il déclare ne pas être intéressé par l'achat ce cette parcelle.
    Les deux soeurs lui donnent congé et s'adressent au notaire, un homme de confiance, qu'elles connaissent depuis lontemps afin de finaliser l'opération et de prépare le contrat. Les choses traînent en longueur...  plusieurs semaines, un mois, deux mois. Coups de téléphone, nombreuses lettres... 
    Il semble enfin que l'on  va arriver à un accord sur une date mais Monsieur Dargaud tombe malade. 
    Nouveau retard.
    Et puis le fermier fait savoir qu'il hésite. 
    S'il  n'y a pas de contrat c'est, prétend-il, simplement parce qu'il avait établi des liens d'amitié avec le mari d'une des deux soeurs, décédé depuis et qui s'était engagé à lui laisser travailler cette terre tant qu'il le désirerait. Il a des voisins qui peuvent en témoigner...
    Alors tout le monde se rend compte de beaucoup de choses... le notaire qui prend son temps... la politique des terres laissées en friches, les subventions de l'Union Européenne qui permettent de semer mais qui n'exigent pas de récolter... 
    Procès, bien sûr...
    Rien n'y fait, le juge aux baux ruraux, comme c'est habituellement le cas, tranche en faveur de l'occupant du sol...
    Monsieur Dargaud tombe à nouveau malade... 
    Son coeur fatigué flanche. 
    Il meurt avant d'avoir vu la moindre concrétisation d'un seul de ses projets...
    Le terrain est toujours à vendre.

     


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