•                                                                                      3ème Partie                                         

     AFFABULATIONS


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    1
                                                                                            
    Dérision, petits riens sans morale...
     
    "dans un monde de rêves insensés... de raisons déraisonnantes..."
    (BlaiseCendrars)
      
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    2   Question d’orientation…
     
    Il était une fois, il y a fort longtemps…  
    Le maître d’école vient de lire un conte à ses élèves. Il les laisse réfléchir un moment. Ce qu’ils ont entendu les a intéressés, semble-t-il…
       Le regard de M. Laurent parcourt l’espace, effleure le visage de Jean. L’homme ressent encore une fois la même attirance, le même désarroi. C’est très doux, ses yeux se mouillent, il a conscience d’un début d’érection. Il se ressaisit et reprend son travail.
       Il est beau cet enfant, il est tendre, intelligent, timide mais parfois obstiné, apparemment effronté.
     « Jean, peux-tu venir chez moi demain, jeudi, pour choisir d’autres livres ? »
       Le jeudi matin, Jean revient à l’école, entre dans le couloir, monte à l’étage, s’assied devant une pile de romans disposés sur la table de la modeste salle à manger. M. Laurent rapproche son siège et son monde bascule… Une caresse sur la joue, un enlacement soudain.
       Le petit sursaute, la chaise tombe, il s’échappe, puis s’immobilise et regarde le maître. Ce regard transperce le cœur de l’homme. Il y voit la surprise, le dégoût, une immense répulsion, un mépris absolu, définitif. Un regard impardonnable…
       M. Laurent bafouille, s’excuse, tente d’apaiser l’enfant. Il sait bien que Jean ne dira rien, surtout pas à sa famille, très humble, sans culture, très respectueuse de toute autorité…
       Mais il n’oubliera pas qu’il fut rejeté, qu’il devint soudain pour quelqu’un un être immonde.
       Le lendemain il rencontra son collègue, M. Vital qui avait eu Jean dans sa propre classe l’année précédente et qui s’était toujours plaint de l’indocilité de l’enfant, de son hostilité permanente. Au cours de la conversation, M. Laurent avoua qu’il commençait à comprendre l’attitude de son condisciple…
       Un froid matin d’hiver, alors qu’il fait encore sombre, Jean, comme d’habitude, arrive le premier à l’école, les mains dans les poches et le béret sur la tête. Il croise M. Vital et, distrait, ne le salue pas… L’homme, vexé, empoigne l’enfant et le réprimande. Jean ne comprend pas la réaction véhémente de cet individu qu’il n’a jamais aimé ; il a un geste que l’autre prend pour un haussement d’épaules…une violente gifle part. Jean proteste, M. Vital s’excite, entraîne l’enfant dans le couloir, ferme la porte et la fureur se déchaîne… Les coups pleuvent, poings, pieds… Jean s’écroule.
       M. Laurent descend et comprend vite… Il faut faire quelque chose. Le gosse gît, inconscient, un peu de sang sur le visage. On essaie de la ranimer. Il faut se rendre à l’évidence, c’est grave… D’un commun accord, les deux hommes confient les autres élèves, qui n’ont rien vu ni entendu, à une collègue.
       M. Laurent se précipite chez son ami médecin, expliquant que l’enfant est tombé dans les escaliers. Le praticien se rend compte de l’urgence, va chercher sa voiture et emmène le petit à l’hôpital voisin. On diagnostique fracture de côtes et traumatisme crânien. Le corps est couvert de bleus.
     Le directeur de l’école va prévenir la famille qui remercie pour les bons soins prodigués à Jean. Les parents ont « honte d’avoir causé du dérangement »…
       Jean s’est rétabli, il a gardé une faiblesse de l’oreille gauche… la gifle, le tympan…Il n’a rien dit.    MM. Laurent et Vital, excellents pédagogues, reçurent un jour les Palmes Académiques…
        Nul ne sait si M. Laurent eut d’autres velléités amoureuses.
     
     
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    3   Evocation (veillées des chaumières)
     
    Il était une fois, il y a fort longtemps…
     
     Un kilomètre à peine séparait les deux fermes. C’était l’hiver, il faisait nuit, le froid était vif. Entre les haies, dans ce chemin profond, le vent du nord s’engouffrait et jouait méchamment avec les capes, les fichus que les gosses pouvaient à peine retenir.
     Les gosses… Cinq petits, garçons et filles, serrés les uns contre les autres, groupés malgré l’étroitesse du passage. Chacun essayait de ne pas se retrouver seul enfant dans la file des adultes. Il tâchait aussi de ne pas trop s’éloigner des lampes portées par les parents.
     La lumière ne leur était pas très utile pourtant car, le plus souvent, ils marchaient les yeux fermés, au risque de trébucher sur le sol inégal…
     Ils avaient froid, bien sûr, mais il y avait autre chose…
     La soirée s’était déroulée comme tant d’autres… Parties de cartes entre hommes, vin chaud pour les grandes personnes, puis tout le monde s’était rassemblé devant la vaste cheminée et on avait lancé les histoires. Ce soir c’était « las paurs », les peurs… Des histoires de revenants, de cimetières aux flammes tremblotantes, mais surtout, plus effrayant que tout le reste (les conteurs avaient beaucoup de talent), les apparitions de signes divers, les grandes croix rouges dans la nuit ayant la faveur du public frissonnant…
     En général, la « victime » était un mécréant, un blasphémateur… Il était ainsi puni pour de graves péchés… L’homme en perdait la raison ou encore, variante très appréciée, ses cheveux devenaient tout blancs… Il pouvait aussi mourir subitement…
     Une voix féminine insinuait parfois que ce n’était là que racontars d’ivrognes ou accidents d’après boire… Mais de telles interprétations étaient mal accueillies et aussitôt oubliées… En effet, dans ces familles très croyantes, très pieuses, on vivait constamment avec les idées de surnaturel, de miracle, dans la crainte de la justice divine…
     La troupe arrivait enfin à la maison, havre paisible et chaleureux. Dans les grandes pièces éclairées, la peur faiblissait, le souvenir cuisant de la torture s’effaçait lentement. Dans le bien-être retrouvé, le sommeil, tout doucement, s’emparait de ce petit monde… Peu à peu le sentiment de sécurité rendait les émotions passées délicieuses. La peur elle-même devenait agréable, désirable même...
     On attendait avec impatience les prochaines veillées…
     
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    4    Enfances 1 incident sans importance
     
    Il était une fois, il y a fort longtemps…
     
     
        Petit Jean avait 8 ou 9 ans, son ami Pierre à peu près le même âge. Ils décidèrent de passer l’après-midi du jeudi (la matinée était traditionnellement occupée par le catéchisme) dans le bosquet du parc du «château».
        Le père de petit Jean était régisseur du domaine. Le château n’était en réalité qu’une grande maison de maître. Le propriétaire absent, le château restait vide et le parc était à la disposition des enfants des ouvriers et des fermiers…
        Joseph, le père de Jean, avait récemment commencé le nettoyage du bois mais il n’avait pas eu le temps de terminer ce travail. Les buissons n’étaient pas entièrement dégagés et des tiges d’arbustes, coupées d’un coup de « coutelas » se dressaient à des hauteurs diverses.
        Comme d’habitude, les deux enfants se dirigèrent vers le vieux noyer, si facile à escalader. Ils grimpèrent tout en haut puis revinrent rapidement à un de leurs exercices favoris. Accrochés à une longue branche horizontale, déplaçant les mains précautionneusement, les pieds se balançant à un peu plus d’un mètre du sol, ils pouvaient parcourir une distance intéressante. Ça faisait mal aux bras, mais l’imagination les transportait vers la grande forêt et les voltiges de Tarzan…
        Les mains de petit Jean glissèrent, il lâcha la branche et tomba. Une chute très brève. Il ressentit un choc violent au niveau de la cuisse gauche. Il avait la bizarre impression d’être assis, mais pas sur le sol. Il prit appui sur le pied droit et voulut se redresser. Il y parvint malgré une certaine difficulté, une résistance imprévue. Un hurlement retentit. Pierre, du haut de l’arbre voyait le sang gicler de la cuisse de son copain. Petit Jean baissa les yeux, contempla, incrédule, la flaque rouge à ses pieds et s’évanouit.
        Le père de petit Jean et un ouvrier travaillaient à proximité. En entendant les cris ils se précipitèrent et, comprenant qu’une tige coupée avait transpercé la cuisse du gosse, ils donnèrent les premiers soins au blessé. Un pansement de fortune puis un garrot permirent d’arrêter assez rapidement l’hémorragie, l’artère n’avait certainement pas été touchée… Pierre, très pâle, réussit à descendre de son perchoir.
        Petit Jean reprit conscience. Il n’avait pas vraiment mal mais ils se mit à trembler. Une charrette vite attelée, l’enfant fut transporté à la maison. Le médecin prévenu (il y avait le téléphone au château) arriva tout de suite, rassura tout la famille, fit quelques point de suture et… petit Jean s’évanouit de nouveau quand il dût subir une injection antitétanique dans le ventre…
        Joseph eut pendant longtemps un vif remords de ne pas avoir achevé son ouvrage dans le bosquet.
        Petit Jean, devint, dans le village, un personnage important, une sorte de héros. N’ayant jamais eu vraiment à supporter de terribles douleurs, la mésaventure se transforma bientôt dans son esprit inventif en un véritable exploit.
     
        La convalescence fut douce. Il profita de la situation…
     
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    5   Enfances 2
     
         L’école des Frères avait une organisation un peu particulière. Un civil, M. Castan, professeur de gymnastique enseignait aussi l’Histoire en classe de 6ème. Il savait intéresser les élèves dans ces deux matières. Il était convaincu de la nécessité d’étudier la chronologie des grands événements. Apprendre les dates, surtout celles des civilisations de l’Antiquité, ne convenait guère à Jean-Marc, par ailleurs très bon élève.
        Cette semaine-là, il n'arrivait pas retenir toute une série de ces maudites dates. Le vendredi, il devait y avoir une interrogation portant sur cette liste. Au cours d'une entrevue assez orageuse, M. Castan l’avait menacé de le punir de plusieurs jeudis de retenue s’il n’obtenait pas la moyenne… Jusque là, leurs relations étaient plutôt bonnes mais Jean-Marc avait remarqué que, depuis quelque temps, le professeur prenait un ton très sec quand il s’adressait à lui… Ce professeur avait même prononcé des mots étonnants "tu as toujours l'air de te moquer du monde".
        M. Castan aimait faire de la moto, il possédait une modeste 175 cm3 « Thomann » et chaque journée de liberté était consacrée à des promenades sur les routes de campagne aux alentours de la petite ville.
        Le vendredi matin, M. Castan est absent. Jean-Marc commence à se réjouir, l’interrogation va certainement être reportée…
        Après la récréation, les élèves voient entrer dans la salle de classe le Frère Directeur, qui leur annonce, très ému, qu’il vient d’apprendre le décès de M. Castan… Accident de moto dans la nuit, multiples fractures…
        Jean-Marc est surpris mais, malgré lui, un sentiment de soulagement l’emporte sur toute autre émotion. A sa grande honte, il efface en rougissant un petit sourire qui s’ébauchait.
     
        Il participera de son mieux au deuil de l'école.
     
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    6   Enfances 3   Guérilla
       
                Il suffisait alors d’avoir quatorze ans, me semble-t-il, d’acheter un timbre fiscal et une vague assurance pour avoir le droit de chasser partout en France (ou du moins dans nos départements méridionaux).
                Cette année-là, quelques copains avaient atteint l’âge requis, obtenu l’autorisation paternelle (la mère, en général était plus réticente) et procédé aux formalités d’usage. Le père, un voisin, ou un ami avait prêté le fusil. L’un de nos héros hérita d’une vieille pétoire (un calibre 12 à un coup, à culasse mobile) dont le percuteur fonctionnait de façon assez aléatoire.
                Un jeudi après-midi, une dizaine de gosses, la plupart très jeunes, décide d’accompagner les quatre grands, fiers et armés. La joyeuse bande se disperse dans les collines proches, les petits servant plus ou moins de rabatteurs (ou de chiens). Rien, pas le moindre gibier. Tout fuit à leur approche. La déception des apprentis chasseurs est grande.
                Tout à coup, l’un d’eux pousse un cri et tire en direction du groupe qui s’était un peu éloigné. La détonation surprend et affole. Chacun se met à l’abri. Yves, le tireur, est très content de lui. Quand le calme revient il propose un « jeu » : la troupe se divise en deux camps (chaque camp comportant deux « chasseurs ») qui vont s’abriter l’un derrière une murette, l’autre derrière un talus à quelques dizaines de mètres de là, et… « on se canarde ! ». aussitôt dit, aussitôt fait.
                Pendant près d’une heure les coups de fusil se succèdent. Personne n’est touché. La distance est en effet assez importante et les cartouches sont chargées avec du petit plomb.
                Soudain deux « Estafette » Renault bleues arrivent au bout du chemin. Ce sont les gendarmes, alertés par les gens travaillant dans les champs voisins et des promeneurs effrayés. Tous les gamins sont embarqués. A la gendarmerie, c’est une belle pagaille… Tout le monde hurle, les petits pleurent. Les parents ont été prévenus. D’abord consternés, ils se répandent en menaces de terribles punitions… Les armes sont confisquées, les permis supprimés.
                Le calme revient enfin et chacun rentre chez soi.
     
                Le groupe jouit pendant quelque temps d’un belle considération parmi les jeunes de la petite ville et des alentours.
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     7   Enfances 4   Occupation  
     
        Jean-Marc avait sept ans en 1945. Il vivait alors dans un petite ville du Sud de l’Aveyron. Il eut, par la suite, l’impression puis la certitude d’être passé à côté de grands événements et de n’en avoir perçu qu’un vague reflet.
        Si les souvenirs reviennent, il craint de les voir faussés par tout ce qu’il a appris depuis sur cette terrible période. Il s’efforce de retrouver la vérité de sa guerre. Elle ne fut pour lui ni mondiale, ni vraiment terrible. Une série de points brillants, d’éclairs…
         Elle a fière allure cette troupe pénétrant dans la ville, défilant au pas cadencé dans l'avenue principale, chantant des refrains incompréhensibles sur des airs particulièrement entraînants. Des soldats magnifiques...
        C'est à cette occasion que Jean-Marc entendit pour la première fois l'expression : chanter à "tue-tête". Ces mots eurent longtemps pour lui un aspect inquiétant...
        Promenade avec sa mère dans l’allée bordée de marronniers, à la recherche de ces boules luisantes tachées de beige… Un splendide marron au pied de la sentinelle allemande gardant l’entrée du tribunal devenu Kommandantur… La mère qui s’affole quand elle voit l’enfant ramasser le fruit tout près de l’homme impassible… Elle court, le rattrape, le secoue vivement et le petit proteste : « Le monsieur me l’a montré avec le doigt ». En partant, il se retourne et croit voir un sourire sur les lèvres du militaire.
        Il se souvient aussi des soldats-mendiants, ces plus ou moins Russes, Polonais, Tchèques… enrôlés de force dans la Wehrmacht, entassés dans l’ancien collège des Jésuites, que l’on nourrissait à peine et qui passaient dans les rues en demandant du pain. Il se rappelle la dispute entre voisins : ceux qui avaient fait la charité s’étaient fait traiter de « mauvais Français »...
        Il se revoit dans la cour de la petite école des Sœurs, dans le groupe au garde-à-vous et chantant  « Maréchal, nous voilà ». Quand il commence à lire un peu, il s’empare du moindre papier imprimé. Il retrouve nettement dans sa mémoire la revue «Signal»… Bien illustrée, imprimée sur papier glacé, les articles écrits en bon français, il ne savait d’abord pas qu’elle était allemande...
        Il se souvient d’avoir souvent mangé du lapin de garenne, braconné par son père, ouvrier agricole, la seule viande à la maison en des jours difficiles… Les lapins sauvages abondaient puisqu’on ne pouvait plus chasser…
        A partir de 1944 les visions deviennent plus nombreuses et plus guerrières… Mais la chronologie reste des plus confuses... Un pharmacien abattu en plein jour dans son officine... Maquis ? Milice ? La ville vidée de ses habitants, réfugiés dans les «campagnes» environnantes parce qu’on avait annoncé le passage d’une division SS… Le père de Jean-Marc bloqué par une embuscade alors qu'il se rendait à bicyclette à B... à l'occasion du baptême des jumelles, ses nièces. L'angoisse jusqu'à la nouvelle de son retour à la ferme où il travaillait. La fête manquée... Le deuil : le piège qui se referme et la fin sanglante, l'arrestation, le martyre et l'exécution d'un résistant bien connu dans la ville et qui avait fait peut-être preuve de trop d'insouciance en se réfugiant chez ses parents...
        L'image des soldats magnifiques est bien ternie. Certains pensent déjà qu'ils sont partis au loin...Top tôt, ils sont toujours là... Les manifestations imprudentes, les parades, les bals même, après la nouvelle de la libération de Paris et leur brusque interruption quand on apprend l’anéantissement d’un maquis proche, le massacre de jeunes du pays… Les 23 cercueils dans le chœur de l’église… Le passage des flottes géantes d’avions allant bombarder Sète et Nîmes, le bruit lointain de ces bombardements…
         Quelques mois de calme relatif dans la petite ville, calme à peine troublé par les échos des batailles, des avancées alliées, des contre-offensives...
         Et puis, une fin d’après-midi, à l’heure de la sortie de la grande école des Frères, les cloches, la musique, la foule, les drapeaux, les rires, les cris. Le Cri « la guerre est finie ».
         La joie.
        Et puis les femmes dénudées, tondues, promenées sur les boulevards, la croix des autres peinte sur le crâne… L’écho de la justice et l’écho des vengeances… 
         Le retour de la haine.
     
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    8    Enfances 5    Beaucoup de bruit pour peu de chose…
     
    Il était une fois...
     
        Ils avaient entre 15 et 23 ans. Un groupe d’une douzaine de copains d’origines et de caractères divers mais dans l’ensemble solidaires… Des copains qui aimaient se retrouver et faire la fête, une fête parfois dérangeante… Les ressources de leurs familles étaient plutôt modestes… Pour toutes ces raisons, ils n’avaient pas très bonne réputation dans la petite ville.
        Ils étaient apprentis, ouvriers, fils de petits commerçants et d’artisans, trois ou quatre encore lycéens ou étudiants. Quelques filles se joignaient à la bande en de rares occasions. Ils avaient plusieurs fois essayé de trouver un local pour se réunir, mais sans succès. Les arrière-salles d’un ou deux cafés en tenaient lieu.
        Dans la région les distractions n’étaient pas nombreuses… les fêtes des villages voisins, quelques « dancings » dans la sous-préfecture distante d’une trentaine de kilomètres (en se cotisant on arrivait parfois à louer une voiture, certains ayant le permis de conduire), mais surtout le cinéma… Trois cinémas concurrents se partageaient un public assez restreint. La première séance avait lieu le mercredi soir.
        Ce mercredi soir, ils s’étaient donné rendez-vous au « Café du Commerce » (chez Roger), vers huit heures, pour boire un coup et faire quelques parties de belote en attendant l’heure du film (ils n’étaient guère intéressés par le documentaire et les actualités diffusés en première partie). Ils arrivaient à l’entracte et souvent, certains d’entre eux parvenaient à se faufiler dans la salle sans passer par la caisse…
        Comme d’habitude, après la séance, les cafés étant fermés, ils erraient dans les rues, discutant de tout et de n’importe quoi. Ils n’avaient pas envie de se séparer…
        La nuit était douce en ce mois de juillet. Ils vagabondèrent jusqu’à deux heures du matin. Ils savaient qu’au matin, le réveil serait dur, que les parents ne seraient pas tendres, que les reproches seraient nombreux…
        Le jeudi toute la bande fut convoquée à la gendarmerie. Il n’étaient pas très difficile de les rassembler. Ils apprirent bientôt la raison de cette convocation : pendant la nuit, un vol avait été commis au « grand » magasin récemment installé près de la poste… un « Prisunic » ou « Monoprix » ou autre… Une somme d’un million et demi avait disparu, quelque chose d’assez important à l’époque même s’il ne s’agissait que d’ancien francs, (quinze mille francs d’avant la monnaie européenne).
        Le groupe fut évidemment soupçonné, d’autant plus que l’un des copains entretenait des relations avec une vendeuse du magasin.
        Pendant près d’une semaine, chacun fut soumis à des interrogatoires de plus en rudes. Qu’avait-il fait cette nuit-là ? On ne se gêna pas avec eux. Ils furent quelque peu bousculés. Personne ne prit leur défense. Devant la conviction apparente des accusateurs, les parents, de petites gens, accablés, étaient totalement désarmés…C’est à peine si certains purent préciser l’heure de retour de leur fils… Les jeunes durent raconter en détail les parties de cartes, le film… Ils avaient des témoins pour le début de la nuit mais pas pour le reste…
        La feuille de chou locale se fit, naturellement, l’écho de cette affaire et le pisse-copie de service laissait entendre que quelques voyous bien connus allaient être inculpés très prochainement…
        Puis, soudain, tout s’arrêta. Plus de gendarmes à la maison, plus de convocation, plus rien. Les semaines passèrent. Personne ne voulut fournir le moindre renseignement aux familles ou aux amis. Un jour quelqu’un annonça que le directeur du magasin venait d’être muté. Puis le bruit courut qu’il était l’auteur du vol. Aucune confirmation jusqu’à la parution d’un modeste entrefilet annonçant la condamnation (légère) du personnage. Peu de bruit, l’oubli était passé par là…
        A la rentrée scolaire suivante, l’un des jeunes ne fut pas repris dans l’établissement d’enseignement confessionnel qu’il fréquentait
     
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     9    Enfances 6    Silhouette
     
     
                Un individu peu banal a surgi un jour dans la petite ville. Un homme d’une cinquantaine d’années, grand, mince, assez bien habillé, portant une casquette de pêcheur.
                Il a surpris tout le monde. Après s’être installé à l’Hôtel de la Gare (chambres seules - no night trains… ni trains de jour, aurait-on pu ajouter sur le panneau), il se mit au travail aussitôt. Détail fort amusant pour la population toujours prête à railler, il voulait vendre le quotidien « la Dépêche du Midi », journal toulousain, dans une région où, à l’époque, le « Midi Libre » de Montpellier avait un monopole quasi absolu. Autre originalité, il chevauchait en permanence un « Velosolex » qui n’était plus de la première jeunesse… Un grand sac double fixé au porte-bagages contenait les journaux qu’il comptait écouler dans la journée. Il n’y parvenait que très rarement (jours de foire ou de marché, parfois des « touristes » à la belle saison…)
     
                Pendant les longs mois qu’il passa dans la ville, personne ne le vit jamais conduire une voiture. Personne ne se préoccupa de savoir son nom. On l’appelait « la Dépêche ». Ce que l’on remarqua très vite pourtant, ce fut son goût immodéré pour toute boisson alcoolisée. S'il avait commencé à boire (il y avait à l’époque plus de vingt cafés), il ne savait plus s’arrêter… il parcourait les rues sur son solex, zigzaguant, tombant, se relevant tant bien que mal et finissant sa journée ou sa nuit au « violon » ou sur un banc du jardin public. 
                Dans l’ensemble on l’aimait bien (puisqu'il amusait) mais, par certains côtés, il restait un mystère. Bien qu’il fût très bavard, il parlait peu de lui-même. On ne comprenait pas d’où venait l’argent consacré à la boisson, celui qui payait sa chambre. Ce n’était pas de la vente de quelques journaux… Il ne faisait pas la manche. On ne savait pas où il mangeait (et si seulement il mangeait…) Il était très maigre.
                 En réalité, personne n'eut vraiment envie d'en savoir davantage. Les rares personnes qui auraient pu parler ne dirent rien, ce n'était pas quelqu'un d'assez important.
                Des anecdotes (ce genre de "renseignement" était bien suffisant) coururent bientôt sur lui à partir de bribes arrachées par les patrons de bistrots. Il avait été marié et devait, en principe, verser une pension alimentaire à son ex-femme mais ces versements étaient, pour le moins, très irréguliers… Un jour, il gagna à la loterie une somme assez importante. Il s’en vanta partout, fit la fête et puis plus rien. On raconta que sa femme, ayant appris la nouvelle, avait fait saisir le reste de l’argent…
                Et ce qui devait arriver… Ivre, il provoqua un accident et fut sérieusement blessé. On dut l’hospitaliser mais il voulut aller dans un établissement toulousain.
                Il disparut ainsi de la scène locale.
     
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    10   Enfances 7   Apparition
     
    Il était une fois...
               
        Jean-Marc avait un grand ami, Monsieur Sentenac... un copain aurait-il dit, si ce digne personnage n'avait eu l'âge de son grand-père... Dans le village, M. Sentenac faisait figure de grand bourgeois, un notable. Il était retraité depuis longtemps. Jean-Marc n'a jamais compris ce qu'avait été sa profession... Il n'avait pratiquement pas connu Mme Sentenac qui était morte quelques mois après l'arrivée de Jean-Marc dans le village. Il gardait le souvenir d'une femme de taille moyenne, mince, pâle, qui donnait une impression de fragilité. M. Sentenac était un homme impressionnant, très grand, corpulent, toujours vêtu d'un costume sombre et portant sur ses épaules, par tous les temps, une immense cape. La fille de M. Sentenac, une personne effacée, qui ressemblait en tous points à sa mère, avait épousé un individu hors du commun, Monsieur Gourdy. Ancien militaire, cet homme avait eu les deux mains arrachées et un oeil crevé par l'explosion d'une grenade qu'il venait de dégoupiller... Il avait été amputé au niveau des deux poignets. Malgré cela, M.Gourdy était resté très actif : il faisait du vélo et pratiquait la pêche à la ligne ! Il avait fait adapter au guidon de sa bicyclette deux manchons dans lesquels il enfilait ses moignons et qui lui permettaient de piloter l'engin. Pour la pêche, il embauchait Jean-Marc et un petit voisin qui recherchaient les vers de terre ou de vase, les plaçaient au bout de l'hameçon, décrochaient le poisson...
     
        C'était le simple voisinage qui avait permis les relations entre M. Sentenac et les siens et la famille de Jean-Marc. M. Sentenac avait porté tout de suite un grand intérêt à ce garçon gentil, attentif, sérieux pour ses neuf ans et qui aimait beaucoup la lecture. La bibliothèque de la grande maison était bien fournie de livres très divers et elle fut vite à la disposition de Jean-Marc. Le vieil homme n'exerça jamais la moindre censure.
        Quand l'enfant rentrait de l'école vers quatre heures et demie de l'après-midi, il passait devant la maison de M. Sentenac qui se tenait assis dans son fauteuil de rotin sur le pas de la porte à la belle saison (ils échangeaient quelques mots), ou derrière la grande baie vitrée dès que le temps était froid ou pluvieux. Il n'y avait alors que des sourires et un petit geste... ça suffisait pour se comprendre.
     
        Et une nuit, M. Sentenac mourut subitement. Jean-Marc eut beaucoup de chagrin. Il hérita de quelques livres.
     
        Un soir d'hiver, à l'heure de la sortie de l'école, passant devant la baie vitrée, Jean-Marc vit M. Sentenac. Il le vit réellement, lui souriant et lui adressant le signe habituel. D'abord pétrifié, les genoux tremblants, le petit ferma les yeux puis s'enfuit en courant. Il arriva chez lui à bout de souffle, livide, terrorisé. Il ne put dire à sa mère que quelques mots "Je viens de voir M. Sentenac". Sa mère comprit qu'il y avait là autre chose qu'un jeu bizarre. Elle ne se moqua pas de lui, le consola, essayant de lui faire comprendre que son chagrin avait fait travailler son imagination. Jean-Marc ne voulut rien savoir, il était sûr de lui, il avait vu son ami. Il fut malade, fiévreux pendant plusieurs jours. Il fit promettre à sa mère de garder le secret.
        Quand il revint à l'école, il était encore effrayé. Il faisait un petit détour en rentrant pour ne plus passer devant la grande maison qui fut d'ailleurs vendue quelques mois plus tard. M. Gourdy et sa femme quittèrent définitivement le village.
        Dans la famille, personne ne reparla de l'affaire.
     
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    11   Enfances 8    Changements... et frayeurs enfantines
     
     Deux ans après la fin de la guerre, la famille de Jean-Marc, (Jean-Marc qu'à cette époque on appelait parfois Jeannot et plus souvent petit Jean) quitta la ville de S... pour s'installer dans un modeste village des environs de Toulouse.
     Un lointain cousin de Joseph, le père de Jean-Marc, M. V..., gros commerçant en textile et vêtements venait d'acquérir là-bas une importante propriété agicole à l'abandon depuis quelques années et, connaissant le courage de son parent comptait sur lui pour tout remettre en état.
     L'agriculture était alors primordiale pour la "reconstruction" du pays. Joseph eut le titre (prestigieux à ses yeux) de régisseur... Le bouleversement fut brutal, pour Jean-Marc : la vie à la campagne, dans une maison spacieuse, de nouveaux camarades, l'école publique... Le dépaysement le fut aussi pour le reste de la famille : mentalité très différente et surtout, dans la région, une foi et une pratique religieuse nettement moins affirmées que dans le Rouergue...
     Mais les quatre années passées dans ce village furent certainement les plus "confortables" sinon les plus heureuses : on vivait bien...
     Joseph se lança à fond dans cet énorme travail et, grâce à l'aide d'un personnel nombreux et compétent, la propriété devient rapidement rentable. C'est alors que le cousin-propriétaire, flairant la bonne opération, décida de vendre... et la famille dut revenir à S... Dans une situation presque semblable à celle d'avant et avec beaucoup de rancoeur car les compensations furent maigres...
     Jean-Marc vécut très mal cette étape... Se retouver dans une maison trop petite, inconfortable, dans une rue étroite et sale, après avoir connu la liberté de la campagne provoquait chez lui amertume et colère, une mauvaise humeur qu'il dissimulait afin de ne pas trop peiner ses parents, sa mère surtout, mais il leur en voulut longtemps...
     Il s'était vu agriculteur, paysan et il ne savait plus, il lui semblait ne plus avoir d'avenir...
     La nouvelle maison était très insuffisante pour les huit personnes qui composaient la famille : deux pièces à l'étage, une grande cuisine, pièce à tout faire, au rez-de-chaussée. Il fallut monter des cloisons légères pour séparer les différents couchages mais sans permettre à chacun de jouir d'une véritable intimité...
     En plus les enfants eurent bientôt connaissance d'un fait qui ne les incita guère à aimer ce qui ne devint jamais un véritable refuge... En effet ils apprirent qu'un drame s'était déroulé dans cette maison : l'ancien propriétaire s'était suicidé en se pendant dans la cage d'escalier qui menait aux chambres...
     Pendant plusieurs années les gosses éprouvèrent une terrible peur chaque fois qu'il s'agissait d'aller dans les chambres. Ils n'osaient bien sûr s'y aventurer seuls et, le soir, c'est en tremblant, tenant si possible la main des adultes, qu'ils regagnaient leur lit. Les parents essayaient de les raisonner mais rien ne pouvait vraiment les rassurer... Dans la journée on se moquait bien haut des craintes de la nuit, on blaguait, on se gaussait des "fantômes" mais ce vernis craquait à la première occasion. La prière commune du soir n'y changeait pas grand chose...
     Au fur et à mesure qu'ils grandissaient, la peur s'atténuait. Jean-Marc surmonta ses appréhensions et il se chargea de redonner courage à sa soeur et à ses frères. Ce fut difficile...
     Les impressions qui restent de l'enfance sont souvent charmantes, surtout quand cette enfance s'est déroulée au sein d'une famille unie. Mais trop de problèmes matériels, une semi-pauvreté que l'on veut cacher, des craintes en partie aggravées par une religiosité fervente, à la limite de la superstition, tout cela ternit à jamais le souvenir...
     
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    12    Enfances 9
     
    Un accident bizarre
      
     La kermesse de l’école des Frères était terminée. Il fallait maintenant débarrasser la cour, enlever les sièges, les tables, les estrades, les stands. Un camion prêté par la mairie (aucun sectarisme à cette époque…personne ne voyait là le moindre abus), devait enlever tout ce matériel et le transporter vers un hangar situé dans le parc d’un ancien château appartenant au diocèse.
     Les « grandes vacances » commençaient alors à la mi-juillet et finissaient le 1er octobre. Un patronage organisé par la paroisse utilisait la cour et une partie des locaux de l’école (les préaux surtout).
     Il faisait très chaud et le déménagement se faisait dans une ambiance fort joyeuse, c’était encore un peu la fête… Avec l’aide de quelques adultes, une dizaine d’élèves participait au chargement du véhicule. Jean-Marc était un des plus actifs...
       Le camion fut promptement rempli et l'ensemble arrimé à l'aide de grosses cordes et de sangles. Quelques-uns des participants, dont Jean-Marc, grimpèrent à bord afin d'aider au déchargement. Le garçon monta tout en haut du tas d'accessoires et s'installa juste derrière la cabine, assis sur des planches, le dos bien calé par les pieds d'un guéridon renversé... Le trajet fut agréable. Dans le parc, le camion se mit à rouler très lentement à cause de l'étroitesse du chemin, de la proximité des arbres et du sol inégal. Il s'arrêtait même parfois.
     Soudain Jean-Marc se sentit coincé : une branche horizontale, rasant le toit de la cabine, vint heurter sa poitrine. Le camion avançait, toujours aussi lentement, mais le chargement ne risquait pas de reculer, ni la branche de céder. Le piège se refermait.
     Jean-Marc se mit à hurler, à donner des coups de pied dans la tôle. L'écorce rugueuse déchirait sa chemisette et sa peau... Une douleur vive, une impression d'étouffement, une peur atroce... Il se voyait coupé en deux...
     Heureusement, un employé municipal, debout sur le marchepied, se rendit compte très vite de la situation et ordonna au chauffeur de s'arrêter puis de faire marche arrière. Il était temps...
     Jean-Marc n'avait que quelques égratignures et contusions légères... Il se remit assez vite... Son principal souci était l'accueil de ses parents : comment expliquer la chemise déchirée ? Une fois le danger passé, il avait surtout le sentiment d'avoir été ridicule...
     

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