• La Vénus d'Ille - IV - à savant, savant et demi...


    Le combat des savants...

     

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    « Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en antiquaillerie, dit mon hôte, ouvrons, s’il vous plaît, une conférence scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à laquelle vous n’avez point pris garde encore ? »
     
    Il me montrait le socle de la statue, et j’y lus ces mots : CAVE AMANTEM.

    « Quid dicis, doctissime ? me demanda-t-il en se frottant les mains. Voyons si nous nous rencontrerons sur le sens de ce cave amantem ! 

    — Mais, répondis-je, il y a deux sens. On peut traduire : « Prends garde à celui qui t’aime, défie-toi des amants. » Mais, dans ce sens, je ne sais si cave amantem serait d’une bonne latinité. En voyant l’expression diabolique de la dame, je croirais plutôt que l’artiste a voulu mettre en garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc : « Prends garde à toi si elle t’aime. » 

    — Humph ! dit M. de Peyrehorade, oui, c’est un sens admirable ; mais, ne vous en déplaise, je préfère la première traduction, que je développerai pourtant. Vous connaissez l’amant de Vénus ? 

    — Il y en a plusieurs. 
    — Oui ; mais le premier, c’est Vulcain. N’a-t-on pas voulu dire : « Malgré toute ta beauté, ton air dédaigneux, tu auras un forgeron, un vilain boiteux pour amant ? Leçon profonde, monsieur, pour les coquettes ! » 

    Je ne pus m’empêcher de sourire, tant l’explication me parut tirée par les cheveux. 

    « C’est une terrible langue que le latin avec sa concision, observai-je pour éviter de contredire formellement mon antiquaire, et je reculai de quelques pas afin de mieux contempler la statue. 

    — Un instant, collègue ! dit M. de Peyrehorade en m’arrêtant par le bras, vous n’avez pas tout vu. Il y a encore une autre inscription. Montez sur le socle et regardez au bras droit. » 

    En parlant ainsi il m’aidait à monter.
    Je m’accrochai sans trop de façons au cou de la Vénus, avec laquelle je commençais à me familiariser. Je la regardai même un instant sous le nez, et la trouvai de près encore plus méchante et encore plus belle. Puis je reconnus qu’il y avait, gravés sur le bras, quelques caractères d’écriture cursive antique, à ce qu’il me sembla. À grand renfort de bésicles j’épelai ce qui suit, et cependant M, de Peyrehorade répétait chaque mot à mesure que je le prononçais, approuvant du geste et de la voix. Je lus donc : 

    VENERI TVRBVL…
    EVTYCHES MYRO 
    IMPERIO FECIT.
     


    Après ce mot TVRBVL de la première ligne, il me sembla qu’il y avait quelques lettres effacées ; mais TVRBVL était parfaitement lisible.


    « Ce qui veut dire ?… » me demanda mon hôte radieux et souriant avec malice, car il pensait bien que je ne me tirerais pas facilement de ce TVRBVL.
     

    « Il y a un mot que je ne m’explique pas encore, lui dis-je ; tout le reste est facile. Eutychès Myron a fait cette offrande à Vénus par son ordre. 

    — À merveille. Mais TVRBVL, qu’en faites-vous ? Qu’est-ce que TVRBVL ?
     

    TVRBVL m’embarrasse fort. Je cherche en vain quelque épithète connue de Vénus qui puisse m’aider. Voyons, que diriez-vous de TVRBVLENTA ? Vénus qui trouble, qui agite… Vous vous apercevez que je suis toujours préoccupé de son expression méchante. TVRBVLENTA, ce n’est point une trop mauvaise épithète pour Vénus », ajoutai-je d’un ton modeste, car je n’étais pas moi-même fort satisfait de mon explication. 

    « Vénus turbulente ! Vénus la tapageuse ! Ah ! vous croyez donc que ma Vénus est une Vénus de cabaret ? Point du tout, monsieur ; c’est une Vénus de bonne compagnie. Mais je vais vous expliquer ce TVRBVL… Au moins vous me promettez de ne point divulguer ma découverte avant l’impression de mon mémoire. C’est que, voyez-vous, je m’en fais gloire, de cette trouvaille là… Il faut bien que vous nous laissiez quelques épis à glaner, à nous autres pauvres diables de provinciaux. Vous êtes si riches, messieurs les savants de Paris ! » 

    Du haut du piédestal, où j’étais toujours perché, je lui promis solennellement que je n’aurais jamais l’indignité de lui voler sa découverte. 

    « TVRBVL…, monsieur, dit-il en se rapprochant et baissant la voix de peur qu’un autre que moi ne pût l’entendre, lisez TVRBVLNERÆ. 

    — Je ne comprends pas davantage.  

    — Écoutez bien. À une lieue d’ici, au pied de la montagne, il y a un village qui s’appelle Boulternère. C’est une corruption du mot latin TVRBVLNERA. Rien de plus commun que ces inversions. Boulternère, monsieur, a été une ville romaine. Je m’en étais toujours douté, mais jamais je n’en avais eu la preuve. La preuve, la voilà. Cette Vénus était la divinité topique de la cité de Boulternère ; et ce mot de Boulternère, que je viens de démontrer d’origine antique, prouve une chose bien plus curieuse, c’est que Boulternère, avant d’être une ville romaine, a été une ville phénicienne ! »
     
    Il s’arrêta un moment pour respirer et jouir de ma surprise. Je parvins à réprimer une forte envie de rire.

     « En effet, poursuivit-il, TVRBVLNERA' est pur phénicien, TVR, prononcez TOUR TOUR et SOUR, même mot, n’est-ce pas ? SOUR est le nom phénicien de Tyr ; je n’ai pas besoin de vous en rappeler le sens. BVL, c’est Baal, Bâl, Bel, Bul, légères différences de prononciation. Quant à NERA, cela me donne un peu de peine. Je suis tenté de croire, faute de trouver un mot phénicien, que cela vient du grec γηρός, humide, marécageux. Ce serait donc un mot hybride. Pour justifier γηρός, je vous montrerai à Boulternère comment les ruisseaux de la montagne y forment des mares infectes. D’autre part, la terminaison NERA aurait pu être ajoutée beaucoup plus tard en l’honneur de Nera Pivesuvia, femme de Tétricus, laquelle aurait fait quelque bien à la cité de Turbul. Mais, à cause des mares, je préfère l’étymologie de γηρός. » 

    Il prit une prise de tabac d’un air satisfait. « Mais laissons les Phéniciens, et revenons à l’inscription. Je traduis donc : "À Vénus de Boulternère Myron dédie par son ordre cette statue, son ouvrage." » 
    Je me gardai bien de critiquer son étymologie, mais je voulus à mon tour faire preuve de pénétration, et je lui dis : 
    « Halte-là, monsieur. Myron a consacré quelque chose, mais je ne vois nullement que ce soit cette statue.
     
    — Comment ! s’écria-t-il, Myron n’était-il pas un fameux sculpteur grec ? Le talent se sera perpétué dans sa famille : c’est un de ses descendants qui aura fait cette statue. Il n’y a rien de plus sûr. 
    — Mais, répliquai-je, je vois sur le bras un petit trou. Je pense qu’il a servi à fixer quelque chose, un bracelet, par exemple, que ce Myron donna à Vénus en offrande expiatoire. Myron était un amant malheureux. Vénus était irritée contre lui : il l’apaisa en lui consacrant un bracelet d’or. Remarquez que fecit se prend fort souvent pour consecravit. Ce sont termes synonymes. Je vous en montrerais plus d’un exemple si j’avais sous la main Gruter ou bien Orelli. Il est naturel qu’un amoureux voie Vénus en rêve, qu’il s’imagine qu’elle lui commande de donner un bracelet d’or à sa statue. Myron lui consacra un bracelet… Puis les barbares ou bien quelque voleur sacrilège… 

    — Ah ! qu’on voit bien que vous avez fait des romans ! s’écria mon hôte en me donnant la main pour descendre. Non, monsieur, c’est un ouvrage de l’école de Myron. Regardez seulement le travail, et vous en conviendrez. » 
    M’étant fait une loi de ne jamais contredire à outrance les antiquaires entêtés, je baissai la tête d’un air convaincu en disant : « C’est un admirable morceau. 
    — Ah ! mon Dieu, s’écria M. de Peyrehorade, encore un trait de vandalisme ! On aura jeté une pierre à ma statue ! » 
    Il venait d’apercevoir une marque blanche un peu au dessus du sein de la Vénus. Je remarquai une trace semblable sur les doigts de la main droite, qui, je le supposai alors, avaient été touchés dans le trajet de la pierre, ou bien un fragment s’en était détaché par le choc et avait ricoché sur la main. Je contai à mon hôte l’insulte dont j’avais été témoin et la prompte punition qui s’en était suivie. Il en rit beaucoup, et, comparant l’apprenti à Diomède, il lui souhaita de voir, comme le héros grec, tous ses compagnons changés en oiseaux blancs. 
    La cloche du déjeuner interrompit cet entretien classique, et, de même que la veille, je fus obligé de manger comme quatre. 
    Puis vinrent des fermiers de M. de Peyrehorade ; et pendant qu’il leur donnait audience, son fils me mena voir une calèche qu’il avait achetée à Toulouse pour sa fiancée, et que j’admirai, cela va sans dire. Ensuite j’entrai avec lui dans l’écurie, où il me tint une demi-heure à me vanter ses chevaux, à me faire leur généalogie, à me conter les prix qu’ils avaient gagnés aux courses du département. Enfin il en vint à me parler de sa future, par la transition d’une jument grise qu’il lui destinait.
    « Nous la verrons aujourd’hui, dit-il. Je ne sais si vous la trouverez jolie. Vous êtes difficiles, à Paris ; mais tout le monde, ici et à Perpignan, la trouve charmante. Le bon, c’est qu’elle est fort riche. Sa tante de Prades lui a laissé son bien. Oh ! je vais être fort heureux. » 
    Je fus profondément choqué de voir un jeune homme paraître plus touché de la dot que des beaux yeux de sa future.

     

     

    à suivre


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